1. Introduction
2. LivretIl est communément admis que
La Bohème de Puccini est un chef-d'œuvre. Mais en ce qui concerne le livret, je contesterais cette opinion, car il y a trop d'incohérences. Celles-ci sont sans doute dues à l'effort surhumain de réduire les vingt-trois chapitres des
Scènes de la vie de bohème d'Henry Murger en quatre tableaux. En effet, les quatre personnes qui ont participé à la création de l'opéra, c'est-à-dire, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, les deux librettistes, Giacomo Puccini, le compositeur et Giulio Ricordi, le célèbre éditeur, avouent dans leurs correspondances réciproques la difficulté de ce travail.
(1)Bien que chaque phrase, prise individuellement, puisse être considérée comme magnifique, l'ensemble du livret est mal construit. Particulièrement dans le premier tableau, il y a beaucoup de contradictions, et il semble que c'est le hasard qui domine l'action. Surtout, le moment de la rencontre de Rodolphe et de Mimi semble totalement illogique.
Mimi vient chez Rodolphe pour demander du feu en disant que sa bougie est éteinte. Or, elle est la voisine de Rodolphe (réplique 215, "
Importuna è la vicina...")
(2). Elle habite, elle aussi, une mansarde sur le même palier que Rodolphe (réplique 233, "
...Vivo sola, soletta là in una bianca cambretta : gaurdo sui tetti e in cielo...") D'ailleurs, on sait bien qu'elle allait rentrer chez elle, car elle avait sa clé dans la main. Pas de lumière, soit, mais elle était pratiquement devant chez elle. On ne comprend alors pas pourquoi elle a absolument besoin de frapper chez un voisin. Il lui aurait été plus facile d'entrer directement chez elle.
Son évanouissement dès l'entrée chez Rodolphe (rép. 193) paraît aussi trop irréaliste et la nouvelle extinction de sa bougie (rép. 208), suivie de celle de la bougie de Rodolphe (rép. 210), est vraiment peu crédible.
Et puis, à cause de la disparition de ces deux bougies, "la pièce est plongée dans l'obscurité" (rép. 210) ! Cette obscurité est tellement complète qu'ils doivent bouger à tâtons (rép. 211). Mais curieusement, au lieu de rallumer la bougie, ils préfèrent chercher la clé à tâton dans le noir !
Tout ces contradictions atteignent un sommet quand Rodolphe dit, "
...Ma per fortuna è una notte di luna, e qui la luna l'abbiamo vicina..." (rép. 230). Les didascalies indiquent aussi que "par la fenêtre ouverte entrent des rayons de lune et la chambre en est tout éclairée" (rép. 238) et que Mimi, s'approchant de la fenêtre, "est éclairée par la lune" (rép. 247). Rodolphe admire ce "doux visage nimbé de suave clarté lunaire" (rép. 250). La chambre n'était-elle donc pas dans l'obscurité totale ?
Un autre point illogique est le moment où Rodolphe s'étonne quand Mimi propose de l'accompagner au café Momus (rép. 260), alors que lui-même, juste quelques minutes auparavant, a dit à ses amis de
leur (Rodolphe et Mimi) garder de la place parce qu'
ils, tous les deux, y seraient bientôt (rép. 244).
Dans un livret aussi contradictoire, comment interpréter les personnages, et surtout le personnage féminin qui est notre principal intérêt ? Tout au long de l'œuvre, Mimi apparaît tantôt timide et ingénue, tantôt coquette et maligne, tantôt vacillante comme sa bougie, tantôt aussi exubérante que Musette. Cette complexité du personnage vient certainement de la fusion des personnages de Murger. Les deux librettistes de l'opéra ont voulu mettre Mimi et Francine, deux grisettes du roman, dans un seul personnage. Mais apparemment, ils n'avaient pas d'idée précise de ce qu'ils voulaient créer, car le résultat reste assez confus. De plus, en amalgamant les deux personnages en un seul, ils ont ajouté une image éthérée qui n'appartenait à aucun. Cette idéalisation cause encore un autre désordre, parce qu'elle rend l'opéra ni vraiment vériste ni vraiment romantique. Que cette histoire traite d'une jeune fille ordinaire, une pauvre brodeuse, sa maladie, sa vie quotidienne parmi les siens, son amant qu'elle quitte pour un autre, etc... relève bien du vérisme. Mais en même temps, la sublimation de Mimi (et aussi de Rodolphe et de leur amour) est si forte qu'elle a tendance de voiler tous les aspects du vérisme. Ainsi, par exemple, la maladie dont souffre Mimi "est perçue comme une sorte de fatalité, et nullement comme un effet de la malnutrition, résultant de la misère sociale"
(3).
En revanche, on pourrait considérer que Puccini, lui, a réussi l'idéalisation de l'héroïne avec sa musique. Contrairement à ses librettistes, le musicien n'avait pas vraiment de conflits à résoudre entre le vérisme et le romantisme. Car, comme Damien Colas l'explique, "le filon proprement "vériste" ne représente, dans le domaine de l'opéra, qu'une variété parmi tant d'autres d'un style musical adopté de façon générale par tous les compositeurs de l'époque"
(4), à savoir l'abandon de l'alternance récitatif/air et l'insertion de la voix humaine dans la texture orchestrale. Effectivement, comme la musique est un art abstrait, elle n'a pas le même genre de problèmes que la littérature. Mais un opéra ne peut pas être que musical ni que littéraire. Le problème du livret en fait donc partie. Regardons comment les deux metteurs en scènes ont réagi.
3. Mise en scène de Jonathan Miller