Télérama n° 2996 - 16 Juin 2007 (lien rompu)
“Je commence à toucher ma bille en botanique.”
Exigeante et passionnée, Pascale Ferran, la réalisatrice de “Lady Chatterley”, dont la version longue sera diffusée sur Arte, le 22 Juin à 20h40, défend le cinéma d’auteur. Mais se sent libre de faire demain tout autre chose.
Au début des années 80, alors que vous étudiiez le cinéma à l’Idhec, comment imaginiez-vous votre parcours de cinéaste ?
A vrai dire, je n’imaginais rien du tout. Mes seuls horizons étaient et sont toujours mes films ou, plutôt, le prochain. Je ne me suis jamais imaginée comme une cinéaste faisant carrière. Mon premier film, Petits Arrangements avec les morts, réalisé dix ans après ma sortie de l’école de cinéma, a ainsi longtemps constitué un horizon indépassable à mes yeux. Ce n’était pas le cas alors pour tous mes copains : Arnaud Desplechin, par exemple, se voyait plutôt comme un cinéaste enchaînant les films.
D’où vient votre désir de cinéma ?
D’une expérience de spectatrice décisive. A 14 ans, pour la première fois, je suis allée au cinéma toute seule pour voir Mes petites amoureuses, de Jean Eustache. J’avais le même âge que le héros, et ce film m’a profondément marquée. Là, dans cette salle, j’ai eu l’impression qu’il avait été tourné pour que je le voie, et je me suis sentie moins seule. A cet âge-là, mon rapport à la solitude était assez mélancolique, et je découvrais un endroit que je pouvais habiter : la salle de cinéma. A la même époque, mon frère, de sept ans mon aîné, est entré à l’école Louis-Lumière pour devenir ingénieur du son. L’idée de faire des images pour travailler avec lui a pris forme...
Quelle cinéphile étiez-vous ?
Je suis née en 1960, en même temps que la Nouvelle Vague, et, adolescente, ma cinéphilie est indissociable du très riche cinéma français d’alors. Dans mon panthéon, il y avait Godard et Truffaut, puis plus tard Demy et Resnais, qui sont restés plus importants pour moi que tous les autres. Après est venu tout le cinéma moderne européen : Family Life, de Ken Loach, Antonioni, les premiers Wenders. Contrairement à Arnaud Desplechin, qui allait voir tous les films américains du moment, ceux de Scorsese, de Coppola, Lucas…, je gardais un rapport privilégié avec les films français. J’ai élargi ma cinéphilie, mais je suis reconnaissante envers un réalisateur chaque fois qu’il me donne à voir quelque chose que j’ai l’impression de n’avoir jamais vu ailleurs. Le cinéma est pour moi, avant tout, un dévoilement du monde et de sa complexité.
Que se passe-t-il pendant les dix ans qui séparent votre sortie de l’Idhec de Petits Arrangements avec les morts ?
Assez vite, j’ai écrit un premier long métrage avec Pierre Trividic [dialoguiste de Lady Chatterley, coréalisateur de Dancing, NDLR], qui n’a pas trouvé de producteur. Pour gagner ma vie, je travaillais comme assistante à la télévision, notamment sur des directs de variétés. C’était un peu un truc d’orgueil : je ne voulais pas commencer dans le cinéma en tant qu’assistante. Cela me permettait de percevoir les Assedic et, aussi, de travailler soit sur mes projets personnels, soit en tant que scénariste, l’occupation que je préfère quand je ne tourne pas.
A la sortie de Petits Arrangements..., vous avez été unanimement saluée comme un talent prometteur du cinéma français. Comment avez-vous réagi à cela ?
Par un drôle de mélange de réconfort et d’inhibition. Cette reconnaissance m’a délivrée de l’exigence de « faire ses preuves », et je me suis sentie davantage à ma place. Pour ne pas être attendue au tournant, j’ai choisi de réaliser un film à très petit budget, L’Age des possibles [avec les élèves du Théâtre national de Strasbourg, NDLR] : je n’avais aucune pression ni exigence de résultat. C’était une contre-attaque maligne mais elle n’a fait que reporter le problème ! Cela dit, rien n’oblige à enchaîner les films. On peut très bien ne faire qu’un film dans sa vie, s’il est réussi, tout va bien. Mais c’est facile pour moi de dire ça parce que je ne ressens pas le besoin de tourner pour tourner. Et puis cela me rassure de ne pas me sentir enchaînée au cinéma, je me sens plus libre. Souvent, je me dis que si jamais je ne réalise plus de films j’entamerai une formation accélérée de paysagiste, je commence à toucher ma bille en botanique...
Tout de même, vous êtes, selon l’expression que vous avez utilisée aux Césars, une réalisatrice de « films du milieu » et non pas d’ovnis confidentiels. Comment se fait-il que vous ayez si peu tourné ?
Après L’Age des possibles, je ne me sentais pas prête. Je n’avais pas de projet que je ressentais la nécessité impérieuse de porter au monde. J’ai préféré travailler comme coscénariste sur un long métrage de Pierre Trividic. Ce scénario sur Newton, que je tiens pour l’une des plus belles choses que l’on ait écrites tous les deux, n’a pas abouti pour l’instant, faute de financements. Reste une certitude : sans ma participation à ce projet, sans le savoir-faire qu’il m’a apporté, je n’aurais jamais pu adapter un roman de cinq cents pages comme Lady Chatterley et l’homme des bois, de D.H. Lawrence.
Il y a eu aussi un autre projet avorté, que vous deviez réaliser. Il a longtemps servi d’exemple à la crise des financements en France...
Oui, Paratonnerre, écrit en 2001-2002, toujours avec Pierre (Trividic). C’était un scénario à la fois distrayant et profond, une histoire d’amour avec une dimension fantastique censée se dérouler pendant la période de Noël à Paris. Le projet était cher, mais j’avais trouvé deux acteurs connus dont j’étais ravie et nous avions obtenu l’avance sur recettes à l’unanimité. Malgré cela, aucune chaîne n’en a voulu, sauf Canal+, à l’époque en pleine tourmente Vivendi. Le choc a été assez dur. Sans doute mes propres films sont-ils dans un entre-deux difficile : pas assez radicaux pour être dans une coterie cinéphilique et trop à la marge, soit en terme de casting, soit en terme de durée, soit… il y a toujours quelque chose. Comme si je ne parvenais jamais à être dans la bonne case. Mais tant pis, je continue coûte que coûte à considérer le cinéma comme une industrie de prototypes.
Lady Chatterley est-il un « film du milieu » ?
Oui, il s’inscrit dans la filiation des Deux Anglaises et le Continent, de Truffaut. Même si le budget de Lady Chatterley est très mince pour un film en costumes, le film est suffisamment romanesque pour toucher le plus grand nombre de spectateurs possible. Savoir utiliser au mieux l’argent dont on dispose, pour moi c’est déjà de la mise en scène.
Dès le départ, j’ai su qu’il fallait convertir le manque de moyens en surcroît de liberté. Disposer du tiers d’une équipe normale, soit quinze personnes, cela peut parfois favoriser l’investissement de chacun, éviter l’inertie.
Vous appréhendiez les scènes de nu ?
Si on ne les appréhende pas, on ne peut pas les appréhender, si vous me passez l’expression !… Deux mois avant le début du tournage, on a fait un atelier autour de ces scènes-là, Marina Hands, Jean-Louis Coulloc’h et moi. Le matin, ils travaillaient avec une danseuse de butô. Je voulais un travail de répétition comme au théâtre, un travail de recherche qui permette de voir comment la pensée d’un personnage se transforme en geste, comment un geste en appelle un autre, etc. Ces séquences étaient minutieusement décrites, dans le livre comme dans le scénario. Les répéter a permis de les désacraliser, d’assumer le fait que c’était du travail. Le cliché aurait été de les considérer comme de la pulsion, le pur jaillissement du désir. Mais même la spontanéité se construit. Sur ce genre de scènes, le pire, pour un comédien, est d’entendre : « Voilà le lit, allez-y ! »
Vous saviez dès l’origine comment les filmer ?
Je voulais que ces scènes donnent le plus possible une sensation de réalité, et j’ai décidé de prendre quasiment une posture de documentariste. Ce sont des scènes peu découpées, presque en temps réel. Capter ce qui advient plutôt que le reconstruire par la mise en scène : ce n’est pas du tout une position dogmatique sur le cinéma, mais la meilleure solution, à mes yeux, pour ces scènes-là. Parce que c’est cohérent avec les sensations éprouvées par Constance, l’héroïne. Ces étreintes amoureuses la jettent dans le présent, la mettent à une place qu’elle a l’impression de n’avoir jamais connue jusque-là : l’hyperprésent du moment...
Quel est le vrai sujet du film ?
Comment la rencontre de deux personnes passe par un apprivoisement assez long, une forme d’apprentissage de l’autre, de son corps, de ses différences de culture. Le film dit que l’amour se construit : à l’attraction initiale, au désir charnel, s’ajoutent une construction mentale, une mémoire commune des sensations puis des sentiments. La relation amoureuse est la situation dans laquelle notre capacité de transformation peut s’épanouir avec une intensité maximale. Mais cette capacité est également présente dans toute relation humaine. Pour décrire ce processus, il a fallu d’une certaine façon que nous le vivions, les deux acteurs principaux et moi, c’est-à-dire que l’on construise de l’intimité, de la confiance, de la délicatesse.Une réplique du garde-chasse rétablit l’égalité entre homme et femme : « On a joui ensemble, cette fois... » C’est une réplique que je trouve très mystérieuse. Elle est prononcée à la troisième scène d’amour – sur les six que comporte le film –, une séquence dont le nom de code pour l’équipe sonnait comme un haïku : « Jouissance dans un bois de sapins ». Il y a un côté très pragmatique : le personnage accuse joyeusement réception de ce qui s’est passé. Mais cela apporte aussi une crudité qui gêne Constance. Quelqu’un de sa condition sociale n’aurait pas dit ça... C’est la marque d’une égalité sur un terrain intime, mais à l’instant où la phrase est prononcée, elle creuse l’écart social. Ce genre de moments contradictoires me passionne : on énonce de l’égalité et, dans le même temps, on provoque de la différence.
Au cinéma, quelles scènes d’amour vous ont marquée ?
J’aime celles de La Leçon de piano ou d’In the cut, de Jane Campion. Il y en a une que j’aime infiniment dans Révélations, de Michael Mann : c’est une toute petite scène, assez elliptique, où Al Pacino et sa femme font l’amour. Elle m’a frappée parce qu’elle est très joliment filmée et qu’elle nous dit quelque chose de la vie de ce couple, déjà ancien mais toujours traversé par le désir et la tendresse. Cette sexualité de croisière atteinte par les vieux couples n’est pas souvent montrée au cinéma. Et puis il y a Blissfully Yours, du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, qui a été un point de repère décisif. Il y a dans ce film des images crues et délicates à la fois, comme ce plan d’une érection à vue. Pour arriver à filmer cela, il faut un tel climat de douceur et d’abandon, c’est comme si le tournage et la vie ne faisaient plus qu’un. Ce film m’a donné en permanence l’espoir d’arriver au bout de mon projet.
Les nominations aux Césars ont-elles été une surprise ?
Non, plutôt un espoir. J’ai été ravie des prix techniques, notamment celui de la meilleure photo, et du prix pour Marina. Sur le plan pratique, les Césars ont permis de doubler le nombre d’entrées en France (de 200 000 à 400 000 spectateurs), ce qui est très important pour nous. Par ailleurs, au festival de Berlin, Lady Chatterley s’est très bien vendu à l’étranger, ce qui est de plus en plus décisif pour la vie d’un film. Il sort bientôt aux Etats-Unis.
Mais, paradoxalement, le film ne serait pas plus facile à financer aujourd’hui...
Non. L’exception ne change pas la règle, jamais. On l’avait déjà vu après le triomphe de L’Esquive. Il faudrait une volonté politique pour revisiter les systèmes d’aide actuels, commencer par augmenter fortement la dotation de l’avance sur recettes. Il est nécessaire de créer un contre-pouvoir face aux chaînes de télé qui financent le cinéma. Aux Etats-Unis, une loi antitrust rend impossible la concentration des pouvoirs aux mains des télévisions. Elles ne peuvent pas être coproductrices et distributrices, via leurs filiales. On n’est pas loin d’avoir besoin de ça en France, mais rien n’indique que le pouvoir politique en soit conscient.
Il y a dix ans, vous aviez participé à « l’appel à désobéir » lancé par des cinéastes pour défendre les sans-papiers. Aux Césars, vous avez pointé les dysfonctionnements de financement du cinéma. Votre engagement politique est-il intimement lié à votre travail de cinéaste ?
Je n’en suis pas sûre. A l’époque, nous nous étions servis de notre petite notoriété, surtout en bande, pour agir, rien de plus. Et les films engagés ne me passionnent pas beaucoup quand ils n’ont pas d’enjeux cinématographiques. Mais je m’intéresse à la notion de vivre ensemble, à deux ou à plusieurs, et aux gestes qu’il faut produire pour y parvenir. C’est une question qui m’obsède, aussi bien sur un terrain intime et cinématographique que politique .